Une route salésienne vers Noël (3) : « Es-tu celui qui doit venir ? »
13 décembre 2025
Photo : Camp du volontariat salésien auprès des migrants à Calais, 2025
« Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Evangile selon saint Matthieu)
Troisième dimanche de l’Avent, sur la route vers Noël, avec sœur Anne-Flore Magnan, salésienne de Don Bosco, communauté de Ganshoren à Bruxelles.

Sœur Anne-Flore Magnan
Il y a des jours où l’éducation ressemble à un désert.
Pas seulement un lieu sec, mais un espace où l’on avance sans être sûr de voir les fruits, où la fatigue se dépose sur les épaules comme une poussière fine, où les visages des jeunes sont des énigmes et les tensions d’équipe des vents contraires.
Et pourtant… au cœur même de ces paysages arides, les textes de ce dimanche parlent d’une joie qui ose naître. Non pas une joie facile, bruyante, décorative, mais une joie discrète, comme une eau souterraine qui cherche le moment pour remonter à la surface. Isaïe évoque un désert qui se met à fleurir. Ce n’est pas une image naïve : c’est la promesse que la vie travaille même ce qui semble mort.
Nous le savons, nous qui côtoyons des jeunes cabossés, des histoires lourdes, des chemins qui tournent en rond. Et pourtant, parfois, au détour d’un geste, d’un regard, d’une confidence, quelque chose germe : un début. Une graine de confiance. Un mot vrai. Une micro-conversion. Un signe que Dieu n’a pas quitté ces terrains difficiles.
Alors la lettre de Jacques vient murmurer au creux de l’âme : “Tiens bon… sois patient… la vie suit son rythme.” Comme si toute notre mission éducative était ce travail humble du cultivateur qui prépare la terre sans prétendre maîtriser la pluie. Nous semons des graines de justice, d’écoute, de bienveillance, et nous apprenons, parfois douloureusement, à laisser le temps faire ce que nous ne pouvons pas forcer. La croissance d’un jeune n’obéit pas à nos urgences, mais à une mystérieuse sagesse intérieure que Dieu lui-même accompagne.
Dieu est lui-même ce cultivateur, qui travaille avec douceur, qui laisse mûrir, qui respecte les lenteurs sacrées de chaque cœur. Et nous, ses co-éducateurs, nous sommes invités à entrer dans ce rythme-là, à consentir à un temps qui n’est pas le nôtre, à devenir collaborateurs du Mystère. Cela demande une lenteur intérieure. Une manière d’être qui refuse l’urgence stérile. Une confiance qui croit que même lorsque rien ne bouge, quelque chose travaille. Que la terre du cœur n’est jamais complètement stérile. Qu’un jeune qui résiste est peut-être un jeune qui cherche encore comment accueillir.
Et nous, dans nos lourdeurs et nos jours gris, peut-être sommes-nous appelés simplement à tenir la lampe, à offrir un espace respirable, à être ce point fixe où un adolescent peut se reposer, où une colère peut tomber, où un avenir peut recommencer à exister.
Être éducateur, c’est accepter de faire confiance à ce qui pousse dans le secret. C’est croire qu’une parole dite un jour peut germer trois mois plus tard. C’est tenir bon quand tout semble immobile, et se réjouir quand quelque chose commence à trembler de vie. C’est devenir soi-même un lieu de patience, un espace où un jeune peut goûter une autre temporalité : celle qui ne brusque pas, celle qui croit en lui plus qu’il ne croit en lui-même.
Enfin, l’Évangile nous montre Jean-Baptiste dans la nuit du doute. Il demande : « Es-tu vraiment celui que j’attends ? » Nous aussi, dans nos responsabilités, posons parfois cette question : « Seigneur, es-tu vraiment là, dans ces conflits ? Dans ce jeune qui se ferme ? Dans cette situation qui m’échappe ? »
Jésus ne répond pas par une théorie. Il répond par des signes : des yeux qui s’ouvrent, des pas qui se relèvent, des cœurs pauvres qui reçoivent une bonne nouvelle.
Et ces signes, nous pouvons les reconnaître dans nos lieux de vie : une réconciliation inespérée, une parole apaisante surgie d’un jeune habituellement dur, une équipe qui se serre les coudes, un silence habité après un orage, un fou rire partagé dans une journée lourde. Rien de spectaculaire, mais tout est Royaume.
Tout est signe que Dieu travaille avec nous, dans les limites, les tensions, les lenteurs, et souvent même à travers nos fragilités.
Jean-Baptiste ose poser des questions. Il doute, il cherche encore. Et c’est peut-être cela, la liberté intérieure : ne pas avoir peur de dire où l’on en est, même quand on est celui qu’on croit solide. La foi n’est pas l’absence de trouble, mais une manière de traverser le trouble.
Dans notre mission d’éducateurs, nous connaissons bien ces moments où l’avenir semble se refermer, où un jeune s’éloigne, se ferme, se perd. Nous connaissons les découragements répétitifs, la sensation d’être au bord de nos ressources. Et pourtant, c’est là — précisément là — que la Parole vient déposer une autre respiration.
Le Dimanche « Gaudete » nous dit que la joie n’est pas un état euphorique. Elle est un acte de résistance, une manière d’habiter le monde sans le laisser nous éteindre. Elle est la conviction que, même dans nos missions les plus rudes, quelque chose fleurit déjà. Elle est ce choix de croire que l’histoire des jeunes que nous accompagnons n’est pas terminée. Qu’un chemin existe, même si on ne le voit pas encore.
La joie dont Dieu nous parle n’est pas un sentiment : c’est une visitation. Une présence qui se glisse entre deux fatigues, qui murmure : “Je suis déjà là, dans ce que tu n’attendais plus.”
La liturgie souffle au cœur fatigué une vérité simple : nous ne sommes pas appelés à fabriquer la joie, mais à la laisser nous trouver. Car « Gaudete », avant d’être un mot, est un mouvement. Un souffle qui rejoint ceux qui marchent en terrain difficile. Une clarté qui n’efface pas la nuit, mais la rend respirable.
Dans nos métiers d’éducateurs, peut-être s’agit-il moins d’être forts que d’être perméables. Moins d’apporter des solutions que d’être des lieux où la lumière peut passer. Moins d’organiser le monde que d’y discerner les signes ténus d’un Royaume qui pousse.
La joie de « Gaudete » n’est pas bruyante : elle ressemble à une lumière vue de loin, à une espérance qui recommence à battre faiblement, à un Tout-petit qui s’approche et ne demande pas qu’on soit prêts mais qu’on soit là. C’est une joie qui n’exige rien. Qui s’offre, comme un début. Comme un matin qui ne dépend pas de nous. C’est une joie qui naît au milieu des fatigues, des résistances, des nuits longues. Une joie qui n’attend pas que tout soit réglé pour se donner.
En marchant vers Noël, portons cette sagesse tranquille : nous ne sommes pas seuls à éduquer. Dieu fait sa part dans l’ombre : Il irrigue nos déserts, Il veille sur nos semences, Il ouvre des chemins là où nous ne voyons que des murs. Et il nous confie cet étrange ministère : être, pour les jeunes, des signes de sa lumière ; non pas des héros, mais des veilleurs. Des guetteurs de Dieu dans les interstices, des porteurs de patience. des artisans de confiance, des témoins de cette joie profonde qui naît quand on découvre que, malgré tout, la vie continue à fleurir. Au cœur de notre fatigue, au cœur de notre fidélité aussi, la liturgie dépose cette parole : “Fortifiez-vous, prenez courage… Il vient.”
Le reste, c’est Lui qui le fera pousser. Nous, nous sommes seulement — et déjà merveilleusement — ceux qui veillent.
Noël s’approche, comme un secret qui grandit. Non pas un miracle spectaculaire, mais une présence discrète, vulnérable, humble. Un Dieu qui nous rejoint dans nos traversées, et qui dit doucement : « Ne crains pas d’être petit : c’est par là que je viens. »
Que ce dimanche de la joie soit, pour chacun de nous, un souffle qui dénoue, une clarté qui apaise, un pas de plus vers la confiance. Et dans ce que nous portons, dans ce que nous traversons, dans ce qui semble stérile ou immobile, que nous puissions entendre enfin : « Il vient. »