Regards salésiens sur le Pacte éducatif mondial : éduquer pour humaniser le monde

16 juillet 2021

Il y a quelques mois, le pape François a publié un document intitulé « Pacte Educatif Mondial ». Ce document est passé relativement inaperçu (en plein confinement) mais il présente pourtant un grand intérêt : il affiche une vision renouvelée de l’éducation comme élément indispensable à la transformation de notre monde. Nous avons décidé d’y porter une regard salésien.

Pour l’occasion, sœur Marie-Agnès Chetcuti, salésienne de Don Bosco, responsable de la tutelle des établissements scolaires de France et de Tunisie des sœurs salésiennes (et qui deviendra provinciale France-Belgique à partir d’août), Luc Tilman, professeur à Don Bosco-Val d’Or-Woluwé (Bruxelles) et le père Emmanuel Besnard, responsable de Valdocco Formation pour la formation des animateurs du réseau DBAS, ont répondu aux questions de don-bosco.net.

DBA : Comment avez-vous reçu ce document ?

Sr Marie-Agnès Chetcuti : Je me réjouis de ce texte qui arrive à un moment clé de notre histoire, avec cette épidémie qui nous appelle à relire notre façon de vivre. L’éducation devient une urgence, pas seulement celle des jeunes mais de toute la société. Ce que j’apprécie dans ce Pacte, c’est qu’il ne s’agit pas d’un cours de pédagogie, ce sont des lignes de fond, une vision pour une éducation globale.

Luc Tilman : Pour moi, c’est un cri d’espérance pour le futur.

Emmanuel Besnard : Je vois avec ce Pacte toute une dynamique que lance le pape : dans Evangelii Gaudium, il dit ce que doit être la mission de l’Eglise : sortir, aller aux périphéries, avec Laudato Si, il explique que l’écologie intégrale est au cœur de cette mission et ce Pacte éducatif donne le mode d’emploi pour la mise en œuvre des deux premières encycliques.

Ce document parle d’éducation intégrale ET inclusive : il y a là une volonté de se situer dans la ligne de l’Eglise et d’être à la recherche du bien commun. Ce n’est pas un programme éducatif concernant les chrétiens mais c’est une vision éducative qui met tout le monde en lien, qui affirme que l’éducation n’est pas l’affaire de quelques spécialistes mais de tous.

Dans ce document, retrouvez-vous des aspects de l’éducation salésienne ?

LT : Oui. Je pense que ce que nous faisons dans nos maisons salésiennes est un bon parcours vers ce Pacte. D’ailleurs, ce mot « Pacte » évoque bien Don Bosco qui parle « d’alliance » avec le jeune. Nous avons un engagement à l’égard du jeune, en tant qu’éducateur salésien : l’aider à devenir « un bon chrétien et un honnête citoyen. » et nous sommes au service du jeune.

Emmanuel Besnard, Valdocco Formation

EB : Moi aussi je trouve une dimension salésienne à ce texte. Par exemple quand le pape parle d’une éducation POUR et AVEC les jeunes générations. Il insiste sur la participation des jeunes qui sont concernés par leur propre éducation et ça, c’est tout à fait salésien. Don Bosco disait au jeune : « Sans toi, je ne peux rien faire ». Je remarque aussi l’accent mis sur le fait que pour les jeunes générations, il faut le meilleur de l’éducation. Cela fait penser à Don Bosco qui disait que, pour le bien de tous, il était indispensable de « prendre soin de cette part la plus délicate et la plus précieuse de la société que sont les jeunes ».

MAC : Je trouve aussi un écho salésien à ce texte. Ce mot « Pacte » m’a fait penser à la rencontre de Don Bosco avec le jeune Barthélemy Garelli quand Don Bosco lui propose : « Veux-tu être mon ami ? » Il s’agit bien là d’alliance, c’est-à-dire de co-éducation. Sur ce point, je suis bien d’accord avec Emmanuel. Mais le pape insiste sur une dimension intéressante : il parle d’inter-générations. Or les jeunes ont besoin de cette alliance avec les adultes. Et c’est réciproque car les jeunes d’aujourd’hui viennent nous réveiller dans la nécessité d’une vie plus équilibrée, plus en harmonie avec la nature, avec les autres. C’est une alliance à vivre à plusieurs niveaux.

Ce texte m’évoque aussi l’éducation salésienne lorsque le pape parle de la pédagogie de l’ambiance. On retrouve tout à fait cela chez Marie-Dominique et chez Don Bosco avec l’insistance sur « l’esprit de famille ».

Pensez-vous que nous mettons déjà en œuvre ce Pacte dans notre système éducatif actuel en Belgique et en France ?

MAC : Je constate qu’on va de plus en plus vers une éducation globale. Par exemple, dans les lycées professionnels en France, les programmes proposent de la co-intervention, c’est-à-dire deux enseignants pour une classe, par exemple un enseignant de mathématiques ou de français avec un enseignant d’enseignement professionnel. Et ils font de la co-éducation. On note aussi l’effort des restaurants scolaires pour privilégier les circuits courts d’approvisionnement. Il y a véritablement un projet d’éducation globale au niveau des établissements. Je sens un système qui rentre dans une démarche.

LT : Je sens aussi que ça bouge en Belgique. Dans mon établissement, au Conseil des élèves (élèves délégués et professeurs), on voit arriver de nouvelles questions et un nouveau discours qui marque le souci des jeunes de respecter l’éco-système : « Pourquoi il n’y a pas de fruits à la cantine ? », « On aimerait des bancs dans la cour pour des espaces plus conviviaux ». Au fond, ce Pacte, c’est un peu comme si on nous disait : prenez le texte et regardez comment le vivre dans votre maison, en allant dans le sens d’une éducation intégrale.

EB : Je me réjouis qu’il y ait des avancées visibles vers l’éducation intégrale dans les établissements scolaires mais dans ce Pacte, l’éducation n’est pas vue uniquement du point de vue de l’école, ni même de la famille mais bien dans une perspective plus large. Il y a l’idée de refonder la société autour de l’éducation. Et là, je trouve que notre « Défi citoyenneté » va bien dans ce sens.

Ce Pacte parle aussi d’accueillir l’autre non pas comme une menace mais comme une richesse. Comment faire comprendre au jeune qu’on appartient tous à une même humanité ?

MAC : Les grands jeunes sont de plus en plus engagés dans des actions caritatives. Cela leur apporte une ouverture vers les autres. Les jeunes, comme tout être humain, ont parfois de la violence en eux. Le propre de l’éducation, c’est de les aider à gérer cette violence, à ne pas pactiser avec l’intégrisme présent dans notre société. Cela passe par une éducation au dialogue, à la parole, à savoir se dire sans agresser l’autre. Ils ont besoin de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent pour qu’on les aide à remettre les choses à leur juste place. Tant qu’ils ne se sentent pas attaqués dans ce qu’ils sont au plus profond d’eux-mêmes, ils n’entrent pas dans cette violence.

J’ai beaucoup aimé dans ce Pacte cette identité de frères. Les communautés éducatives cheminent dans ce sens.

Luc Tilman, Don Bosco-Val d’Or-Woluwé (Bruxelles)

LT : Pour moi, c’est un peu plus compliqué que ça. J’ai l’impression qu’on est encore très loin de la prise de conscience d’appartenir à une fraternité universelle. Les jeunes ont tendance à stigmatiser. Après un attentat, dans nos lycées multiculturels, ils s’accusent les uns les autres : « Ce sont les gens comme toi qui ont fait ça. » Dire : « Vous êtes tous frères », c’est lancer une bombe dans la classe. Pour la plupart, c’est inacceptable. Il y a un long chemin à faire. Cela passe par leur faire comprendre qu’on a besoin de l’autre.

Le travail en petits groupes les amène déjà à réaliser que « si tu ne fais pas ton boulot, on n’y arrivera pas ». Les exercices transversaux qui relèvent de plusieurs matières leur font découvrir qu’un travail, ça se fait ensemble. Là, ils réalisent peu à peu que la fraternité est indispensable.

EB : Peut-être que dans ce but, il serait intéressant de reprendre avec les jeunes la notion de « maison commune » qui est présente dans l’encyclique « Laudato Si ». C’est une piste intéressante pour éduquer à la fraternité.

Vous réservez un accueil très positif à ce Pacte. Cependant aimeriez- vous, en tant qu’éducateurs, ajouter certains aspects et pensez-vous sa mise en œuvre réalisable ?

EB : Faut-il ajouter certains aspects à ce Pacte ? On peut, peut-être, quand même dire qu’il aborde beaucoup l’aspect relation, alliance, mais que la question de l’éducation par les apprentissages y est peu présente. Or, on éduque aussi avec la transmission d’un savoir, d’un savoir-faire, en faisant appel à la capacité de raisonner du jeune, en le faisant réfléchir sur le sens de sa vie. Comme le disait Don Bosco, pour éduquer, il faut tenir ensemble affection-alliance, raison, religion.

 

Enfin, ce Pacte pourrait être aussi une belle occasion de parler de la place des femmes dans la société en lien avec les questions éducatives.

En ce qui concerne la mise en œuvre, Il y a quand même un côté moins évident : le pape s’adresse au monde entier, or la personne n’est pas perçue de la même manière partout sur la planète. Pensons à la conception que l’on a de la femme, de l’enfant, du vieillard, dans nos différentes sociétés mais aussi à la notion de classes sociales, de castes, d’ethnies… Et construire « la maison commune », la fraternité, avec une vision différente de la personne, cela devient plus compliqué. Il y a tout un travail à faire en amont, en lien avec les différentes cultures, réalités de vie, qui n’est pas simple.

LT : Je pense aussi, comme Emmanuel, que mettre ce Pacte en œuvre ne va pas être facile mais pour une autre raison encore : on est allé très loin du côté de l’individualisme dans notre monde occidental.

Après la gratitude manifestée à tous ceux qui rendaient service, lors de la première vague du virus, l’ambiance a tourné avec la deuxième vague, les gens ont peur et sont devenus hyper-agressifs.

Ce manque de fraternité se retrouve aussi quand on rencontre les parents des élèves. Tant que l’élève marche bien, tout va bien avec les parents mais dès qu’il y a des problèmes de comportement ou de notes, on ne peut plus dire aux parents ce qu’on voudrait pour le bien de leur enfant car c’est tout de suite qualifié d’agression de leur part.

Ce Pacte est un projet extraordinaire pour notre monde. La société est-elle demandeuse ? Les jeunes, oui. Une partie de la population a envie que ça change. Mais c’est toute l’économie qui doit être transformée. Elle est basée sur le « faire consommer plus pour gagner toujours plus ». Nos jeunes ont du mal à choisir un chemin. On doit vraiment être à leur côté. Je ne suis pas pessimiste mais réaliste, ça va prendre beaucoup de temps mais on ira, petit quartier par petit quartier.

Marie-Agnès Chetcuti, déléguée de tutelle

MAC : Je ne partage pas tout à fait le point de vue de Luc quant au confinement. Au début, les gens étaient optimistes : « Notre société va changer. » Puis, à la fin du premier confinement, c’est vrai qu’ils étaient déçus : « Tout repart comme avant ! » Mais je pense que s’il y a eu déception, c’est qu’il y a une aspiration à autre chose. Et à partir de ce désir, le changement va se produire à petits pas. Je vois une société en évolution : les jeunes qui vont acheter chez le producteur, les rues sont plus propres à Marseille. En fait, ce n’est pas reparti comme avant.

Economie, éducation, tout est complètement lié. On touche un fil et cela bouge l’autre. Je pense aussi, comme Luc, qu’on doit évoluer vers un modèle économique différent qui soit au service de l’homme et non pas le contraire, tel qu’on le vit actuellement. On n’a pas la solution mais on va la trouver en cheminant ensemble.

Ce Pacte met beaucoup d’espoir. Le pape enfonce le clou. C’est dans la ligne de tout ce qu’il a écrit. On sent qu’on va vers une société en train d’évoluer. Sûrement mais lentement. De toutes les façons, on y est obligé, on est acculé au changement. Ce qui me plaît c’est que le pape donne une vision.

 

Propos recueillis par Joëlle DROUIN

Société