Professeur Guy Avanzini : « Ce qui est remarquable chez Don Bosco, c’est qu’il a présenté ce qu’on peut considérer comme une doctrine plénière et entière de l’éducation »

4 septembre 2021

Professeur émérite du département de Sciences de l’Education à l’université Lumière-Lyon 2, le professeur Guy Avanzini est spécialiste de l’histoire des idées pédagogiques et de la philosophie de l’éducation. Il a beaucoup travaillé à faire reconnaître la pédagogie de Don Bosco dans les milieux universitaires. Auteur de nombreux ouvrages, il est également salésien coopérateur. DBA est allé à sa rencontre.

 

DBA : M. Avanzini, rappelez-nous votre parcours professionnel et votre découverte de la pensée de Don Bosco ?

Guy Avanzini : Je suis de formation philosophique. Après mes études, j’ai été nommé professeur de pédagogie dans une Ecole Normale. Mes intérêts intellectuels se sont alors centrés sur la pédagogie, ce qui n’était pas nécessairement mon intention d’origine, mais au fil du temps, cela s’est précisé. J’ai été, à Lyon, le premier professeur de psychopédagogie, et j’ai été amené à fonder le département des Sciences de l’Education au sein de l’Université Lumière.

Je connaissais Don Bosco comme tout le monde, sans y prêter une attention particulière. Il se trouve que j’ai écrit, dans les années 60, un texte sur la relation éducative qui est tombé sous le regard du Père Xavier Thévenot. Il m’a écrit en me disant qu’il avait remarqué cet article, qu’il y trouvait des accents salésiens, et il me demandait si je connaissais Don Bosco. Cela m’a amené à m’y intéresser, à le lire, à le découvrir. J’y ai trouvé un intérêt constant, ce qui fait que c’est sur lui et sa pensée que j’ai centré l’essentiel de mes travaux. J’ai été guidé par les ouvrages du Père Francis Desramaut et des articles de Xavier Thévenot.

 

Vous dites souvent que la pensée de Don Bosco est méconnue, notamment dans les milieux universitaires et particulièrement ceux des Sciences de l’Education parce qu’il n’est pas de bon ton de se référer à des hommes d’Eglise. Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?

J’aurais tendance à dire que c’est toujours vrai, mais il y a un assouplissement. Il est clair que si l’on prend des bibliographies courantes sur l’adolescence délinquante ou des thèmes de ce genre, il est très peu fréquent d’y trouver une référence à Jean-Marie Petitclerc par exemple, ou à Xavier Thévenot. Tout se passe comme s’ils étaient méconnus ou réservés à un public spécialisé. C’est le cas d’autres pédagogues chrétiens comme Madeleine Daniélou (1880-1956) fondatrice du premier lycée de France où les jeunes filles passent un baccalauréat classique, ou Marguerite Léna, philosophe disciple de Ricœur.

 

Vous dites aussi que Don Bosco a été précurseur sur un certain nombre d’aspects dans son approche pédagogique. Dans quels domaines particulièrement ?

Essentiellement dans le domaine relationnel, et dans la découverte de l’importance de l’affectivité. Plus largement, ce qui est remarquable chez Don Bosco, c’est qu’il a présenté ce qu’on peut considérer comme une doctrine plénière et entière de l’éducation. En effet, selon mon analyse, une doctrine pédagogique comporte nécessairement trois données fondamentales.

D’abord une composante axiologique qui met en avant des valeurs correspondant à un certain type d’humanité. Ce sont les finalités de l’éducation, les objectifs.

Un second paramètre est d’ordre anthropologique : l’éducation suppose un idéal, mais elle suppose aussi que cet idéal est recevable par le destinataire. Ce n’est pas parce qu’on a envie d’éduquer dans un sens déterminé que nécessairement le sujet va s’y plier : le sujet est ce qu’il est, plus ou moins perméable à ces finalités. Rien ne garantit que l’adulte, le jeune, deviendra ce que je souhaite qu’il devienne. D’où l’importance du principe d’« éducabilité ».

La troisième composante est la capacité à proposer une pratique éducative qui parvient à articuler les deux premières composantes. L’éducation n’est jamais une pratique toute faite qu’il n’y aurait qu’à appliquer, elle est toujours une invention, même si, par sédimentation, une pratique repérée peut parfois être adoptée et répétée. L’invention est faite d’une série de tentatives risquées et aléatoires, menant parfois à l’échec. Alors on repart, on essaie avec une autre démarche dont on espère qu’elle sera plus efficace. La vision janséniste porte un regard pessimiste quant aux possibilités de réussite. La vision salésienne porte sur le sujet un regard confiant qui permet d’espérer les progrès.

Ce qui est frappant chez Don Bosco, c’est qu’on trouve ces trois paramètres, bien qu’ils ne soient pas formalisés en ces termes-là.

 

Depuis quand est-on attentif à l’affectivité en éducation ?

La découverte de l’importance de l’affectivité en éducation a été le fait de quelques psychologues et psychanalystes. Par ce biais-là, il y a eu une certaine découverte de la pensée salésienne, sans que la relation entre l’un et l’autre soit explicite. Par contre, aujourd’hui, cette dimension-là est abordée avec une certaine méfiance, qui s’est récemment renforcée.

La pensée de Don Bosco m’a influencé dans mon enseignement en stimulant mon intérêt pour la relation interpersonnelle. La dimension salésienne de la proximité, qui vaut pour tout enseignant, a fortiori professeur de pédagogie, m’a incité à une plus grande attention aux personnes, ce qui est typiquement du Don Bosco.

 

Vous avez introduit un mot chez les salésiens : l’éducabilité. Pourriez-vous expliciter ?

C’est une notion absolument centrale : c’est elle qui justifie l’entreprise éducative. Il n’y a de sens à essayer d’éduquer quelqu’un que si on le suppose éducable. Or on se heurte souvent à une contradiction radicale : la conviction qu’ont certains éducateurs de l’inéducabilité de certains sujets. La façon dont ils en parlent, « bons à rien » par exemple, est une manière de nier leur éducabilité.

Mais il s’agit d’un postulat. L’enfant est-il éducable, après tout, je n’en sais rien et en tant qu’éducateur, peut-être n’ai-je pas à le savoir ? On y croit ou pas, mais c’est décisif. En même temps, ce postulat peut être socialement risqué, s’il s’agit de sujets ayant des penchants criminels par exemple. L’éducateur doit prendre ce risque, car s’il n’essaie pas, il ne saura jamais si c’est possible.

 

Quels autres points centraux de la pédagogie de Don Bosco peuvent être pertinents aujourd’hui ?

Je reviens sur l’importance donnée à la relation dans sa dimension affective et pas uniquement dans sa dimension intellectuelle. On trouve là un point absolument central et qui aujourd’hui, en raison du contexte culturel, est une donnée qui donne lieu à des craintes. On voit bien notamment la peur des délinquants qui pousse à adopter une attitude vengeresse, l’idée qu’il faut sévir… Voyez les débats auxquels on assiste aujourd’hui sur la portée de la prison : l’incarcération est-elle perturbatrice ou est-elle un lieu d’éducation ? Ailleurs, il y a un climat culturel qui fait que l’enseignant ou l’éducateur a tendance à tenir le jeune à distance.

 

Don Bosco est un personnage haut en couleur. Quels aspects de sa personnalité vous touchent particulièrement ?

Sa perméabilité à la souffrance d’autrui, sa volonté de considérer chacun comme éducable, « un jeune n’est jamais tout-à-fait perdu », et le lien entre les deux. Ce qui me paraît résumer toute sa pensée, c’est lorsqu’il dit à propos d’un jeune en prison : « S’il avait rencontré sur son chemin quelqu’un qui lui avait tendu la main, il n’en serait pas là ». On trouve là l’expression plénière de la pédagogie salésienne : l’idée de tendre la main.

 

Don Bosco a fait venir sa mère Marguerite au Valdocco : quel aspect éducatif cela a-t-il mis en jeu ?

La référence familiale, la mère comme symbole de l’apport affectif. Et cela n’a pas été vécu de manière naïve ou vu de manière idéaliste. Don Bosco signale bien les dangers, les excès de cette dimension affective. Mais en même temps, il sait qu’un tel contexte peut susciter le meilleur chez un jeune, même s’il a été dans le pire.

A sa façon, et compte-tenu de son propre niveau culturel, l’approche éducative de Marguerite Bosco me paraît caractérisée par la façon dont elle a su allier une très grande proximité affective et une très grande fermeté éducative. Elle n’était pas du tout dans une attente idolâtrique par rapport à son fils qu’elle aurait perçu comme une merveille inconditionnelle. Elle savait très bien se situer entre proximité et fermeté. Une approche qui a évidemment inspiré celle de Don Bosco.

 

Lorsque vous regardez aujourd’hui la pérennité de l’œuvre fondée par Don Bosco, sa variété, son ampleur, où voyez-vous des vraies pistes pour l’avenir ?

Il faudrait sans doute envisager une réforme profonde de la formation du corps enseignant, autour d’une sensibilisation aux questions relationnelles. Or aujourd’hui, on propose un ensemble de données disparates qui oublient les dimensions relationnelles et affectives à une époque où, paradoxalement, un très grand nombre d’enfants est en état de frustration. Nous vivons cette peur de l’affectivité au moment où beaucoup de sujets réclament une attention, une sollicitude dont ils sont privés.

 

Dans beaucoup de contextes, la pédagogie salésienne donne des clés pour accompagner les jeunes. Comment expliquer une telle adaptabilité ?

L’œuvre de Don Bosco émane d’un certain constat et d’une intuition avérée : l’importance de la relation affective, ou l’idée que l’être humain n’est pas qu’un être de raison. Cela ne va pas sans risque, comme toujours dans la pensée pédagogique. Et il y a notamment celui du gauchissement ou de l’affadissement : lorsqu’une idée se répand, elle tend à s’appauvrir, ou à se gauchir, si on n’y veille pas. Pourtant, la pédagogie salésienne est un apport original et substantiel, peut-être le plus ajusté parmi les courants de la pédagogie chrétienne.

 

Pourriez-vous résumer l’essentiel de la pédagogie de Don Bosco, pour ceux qui ne la connaissent pas ?

Jean Bosco ne se veut pas théoricien ; néanmoins, il énonce une pratique éducative qui a la solidité d’une théorie extrêmement rigoureuse et formelle. Il s’appuie d’abord sur un premier thème qui est le lien entre l’honnête citoyen et le bon chrétien. Souvent ces deux dimensions sont mises à distance l’une de l’autre et amènent une vision exclusive, soit l’un, soit l’autre. Le mérite de la pédagogie salésienne est d’avoir réussi cette première articulation, alors qu’elle s’est développée dans une époque hostile à cette conjonction.

Une seconde articulation est celle de la trilogie raison – religion – affection. Il est remarquable que Don Bosco ait su mettre en relation ces trois éléments qui rendent possible l’élaboration d’une doctrine pédagogique. L’invention pédagogique n’est pas chez lui une aventure dans laquelle on ne sait pas trop où l’on va : c’est la mise en système des données fournies par l’axiologie et par l’anthropologie.

 

Propos recueillis par Jean-Noël CHARMOILLE et vidéo réalisée par Jacques REY

Famille Salésienne