Familles, où en êtes-vous ? Interview de Françoise Dekeuwer

3 décembre 2015

Familles, où en êtes-vous ? Interview de Françoise Dekeuwer

Professeur de droit, Françoise Dekeuwer-Défossez est l’une des spécialistes françaises des droits de l’enfant. Elle est aujourd’hui professeur à l’Université Catholique de Lille. A travers cet interview, elle fait une analyse réaliste des évolutions de la famille en évitant de tomber dans la voie de l’idéalisme aveugle et du pessimisme excessif.

 

 

 

Don Bosco Aujourd’hui : Quels bouleversements la famille a-t-elle connus ces trente dernières années ?

Françoise Dekeuwer-Défossez

 

Françoise Dekeuwer-Défossez est l’auteur du « Que sais-je ? » sur les droits de l’enfant. Ancien membre du Haut Conseil de la population et de la famille – que préside le Premier ministre -, elle conseille également l’épiscopat français dans le cadre du conseil « Famille et société » que coordonne Mgr Jean-Luc Brunin.

Françoise Dekeuwer-Défossez : Les bouleversements datent de plus de trente ans… La révolution sexuelle des années 1960, l’accès à la pilule, l’égalité homme/femme, tout cela a créé un environnement beaucoup plus instable où les femmes ne dépendent plus des hommes. Une partie de la solidité des mariages était liée à des raisons économiques. Aujourd’hui, les femmes sont parfaitement capables d’assumer une vie familiale autonome économiquement. De plus en plus, à la grande surprise des hommes, ce sont elles qui décident de partir. C’est quelque chose qui n’est pas imprimé dans le cerveau masculin…. C’est pourtant une caractéristique de notre société. Tout n’est pas évident pour autant : les familles monoparentales sont d’immenses gisements de pauvreté ; et, dans l’éducation des enfants, l’absence de figure paternelle n’est jamais positive. Quoiqu’il en soit, il n’est pas possible de revenir à la situation antérieure. Il faut reconnaitre la violence sous-jacente à certaines situations d’autrefois.

 

 

DBA : Quelles sont les voies possibles d’une vision apaisée de la famille ?

F. D-D : Une première voie consiste à éviter les séparations : elle est explorée timidement. Les pouvoirs publics réfléchissent sur ce qui peut être un soutien aux couples. On a des propositions en faveur d’un travail éducatif pour préparer au mariage : faire prendre conscience que la vie en communauté demande beaucoup d’efforts et que ce n’est pas évident de vivre en couple. Cela se fait déjà dans la préparation au mariage religieux : ensemble on réfléchit au couple, on essaie de se projeter vers l’avenir, de dissiper certaines illusions. Ces formations pourraient être faites dans un contexte non religieux. Néanmois, ces propositions avancent lentement pour des raisons financières, mais aussi parce qu’on pense que cela pèserait sur la liberté des gens.

  

La deuxième voie, c’est tout le travail de pacification lors de la séparation, ce que l’on appelle la médiation familiale. Elle a beaucoup de mal à prendre en France, parce que le tempérament français, c’est : faire juger son bon droit et non résoudre un problème. On l’a vu avec l’affaire DSK, l’idée d’arrêter des poursuites en versant des indemnités, cela choque. L’idée qu’un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès n’est pas du tout française. Les gens, au contraire, attendent du tribunal qu’il leur donne raison face à l’autre qui a tort. Dans le contexte familial, cette mentalité n’est pas productive. Les juges font tout pour que les gens se mettent d’accord. Heureusement, il y a de plus en plus de divorces avec consentement mutuel. Les gens sont convaincus que payer un seul avocat, c’est mieux qu’en payer deux. Mais on observe que le litige revient ensuite. Les gens se sont conciliés le temps du procès, mais les conflits n’ont pas été vidés. Ceci dit, apaiser les litiges va dans le bon sens.

 

 

« Réunir des parents, les amener à s’exprimer sur leurs difficultés.
C’est déjà énorme. »

 

 

DBA : Et la troisième piste ?

F. D-D : La troisième piste, c’est le soutien à la parentalité. De plus en plus d’associations organisent ce soutien sous la houlette des allocations familiales et en lien avec les services sociaux des mairies. Cela consiste à réunir des parents, les amener à s’exprimer sur leurs difficultés. C’est déjà énorme, oser parler de leurs problèmes, se rendre compte que les voisins ont les mêmes problèmes, mettre en commun des recettes, des idées. Parmi ces idées, certaines sont toutes bêtes : avoir le droit de dire « non ». Beaucoup de parents ont besoin d’être rassurés sur le fait qu’ils ont le pouvoir de prendre des décisions et le droit de les imposer. Or, si on prend les choses suffisamment tôt, on évite les dérapages.

 

Ceci dit, il ne faut quand même pas oublier que la plupart des adolescents se disent heureux. Je ne suis pas sûre qu’il y a 50 ans, on aurait eu le même taux de réponse. Globalement, il y a une bonne qualité de relations avec les parents et un attachement des enfants à la cellule familiale ; la vie familiale est considérée statistiquement comme un des éléments qui contribue le plus au bonheur. Ce qu’il y a, c’est qu’elle est un peu idéalisée : comme s’il ne fallait pas se pousser un peu pour faire une place aux autres !

 

 

« Globalement, il y a une bonne qualité de relations avec
les parents et un attachement des enfants à la cellule familiale »

 

 

DBA : Concubinage, PACS, mariage… Qu’est ce qui permet de construire quelque chose de durable ?

F. D-D : Aujourd’hui, les jeunes ont peur du définitif. On se met ensemble « pour voir si ça va ». Progressivement, on solidifie les choses. Les démarches ne sont pas forcément logiques : les gens achètent la maison d’abord, font un bébé ensuite, se marient après. D’un point de vue juridique ce serait beaucoup plus simple de se marier d’abord, acheter la maison ensuite, faire le bébé après !

 

Là où le bât blesse, c’est que les jeunes n’ont souvent pas une exacte vision de leur degré d’engagement. Penser que cela va rester simple de se séparer après l’achat d’une maison, c’est croire au père Noël ! Quand on a fait un bébé ensemble, on est associé jusqu’à ce qu’il ait dix-huit ans au moins. Il y a une discordance entre la façon dont les gens se projettent dans l’avenir et la réalité des conséquences de leurs agissements.

 

 

DBA : Le mariage peut-il encore être considéré comme le « plus durable » ?

F. D-D : Il existe des statistiques éclairantes concernant le cas de résidence alternée. Le taux maximum a lieu dans les cas de divorce à consentement mutuel : 25%. Pour les autres cas, le taux tombe aux alentours de 15%. Dans les séparations de personnes qui n’ont pas été mariées, on tombe à moins de 10%. Cela met en évidence une beaucoup moins grande coopération des parents lorsqu’ils n’ont jamais été mariés. Les enfants risquent de voir un de leurs parents disparaître de sa vie. Ceux qui se marient ont davantage anticipé un avenir commun. Ceux qui ne sont pas mariés vivent avec l’idée qu’il est plus simple de se séparer puisqu’il n’y a pas d’engagement ; or ce n’est pas vrai. Lorsqu’il y a des enfants, ils sont obligés de passer devant le juge. Les avocats vous diront que les séparations de couples non mariés sont plus difficiles et qu’il y a énormément de violence.

 

C’est vrai qu’il y a différentes formules, Pacs, concubinage : elles ont toutes des conséquences juridiques. En bonne juriste, je dirais que le mariage n’est pas un piège pour coincer les gens, c’est un système ancien qui a été inventé à travers des pratiques pour organiser au mieux la vie de famille. C’est contraignant, mais la vie de famille a des contraintes. C’est la vie qui est comme ça.

 

« Les jeunes n’ont souvent pas une exacte
vision de leur degré d’engagement. »

 

 

D. B. A. : Comment préparer les jeunes aujourd’hui à la vie de famille ?

F. D-D : Les élèves ont des cours d’éducation civique. Je pense que ce serait bien qu’ils reçoivent également une initiation aux principes du droit familial. Au collège ou au lycée, il y a des cours d’enseignement social et économique, mais il faudrait aussi des cours de droit et de psychologie, pour savoir comment fonctionnent les hommes et les femmes. Les règles qui permettent le vivre-ensemble doivent être apprises dès le plus jeune âge. Cela existe dans certains établissements de l’enseignement catholique, mais il y a de réels progrès à faire au niveau national.

 

 

Propos recueillis par Vincent Grodziski
rédacteur en chef
03 décembre 2015

 

A lire aussi sur Don Bosco Aujourd’hui….

  • Un évêque au synode sur la famille
  • La famille salésienne se rassemble à Lourdes
  • Aimer, ça s’apprend. Une proposition de «Vivre et aimer»

 

Pour aller plus loin

La Valdocco œuvre principalement avec les familles : Ecole et Famille

Le réseau Ecole et Famille.

 

 

 

Société